CANNES 2024 : JACQUES AUDIARD DANSE SUR LA CONCURRENCE AVEC SON éBLOUISSANT EMILIA PEREZ

Jacques Audiard, premier favori de la compétition

Jacques Audiard est un des plus grands auteurs du cinéma contemporain pour, notamment, cette raison : il sait très bien ce qu’il fait, même en terre inconnue. Entrer en compétition au Festival de Cannes quand on y a reçu une Palme d’or encore récemment est en soi déjà une performance. Parce que si l’on ressert simplement sa recette précédemment gagnante - et qu'on n'est pas les frères Dardenne ou Ruben Östlund -, le risque d'une rétrogradation cinglante en cas de raté est élevé.

Son retour en compétition, 9 ans après l’obtention de la Palme d'or pour Dheepan, est donc un événement qu’il n’a pas pris à la légère. Son nouveau film, Emilia Perez, est en effet une éblouissante réussite et un film inédit dans sa filmographie : une comédie musicale en langue espagnole, que traversent d’autres genres et mille idées, portée par un excellent casting principal féminin sud-américain pour raconter la transition sexuelle d’un puissant chef de cartel mexicain. Sur le papier, c'est improbable. À l'écran, cet improbable se traduit par, en partie, un mélodrame au kitsch assumé. Radicale, la proposition pourra donc être jugée aussi ridicule que géniale.

Surqualifiée et surexploitée, Rita (Zoe Saldaña) use de ses talents d’avocate au service d’un gros cabinet plus enclin à blanchir des criminels qu’à servir la justice. Mais une porte de sortie inespérée s’ouvre à elle, aider le chef de cartel "Manitas" (Karla Sofía Gascón) à se retirer des affaires et réaliser le plan qu’il peaufine en secret depuis des années : devenir enfin la femme qu’il a toujours rêvé d’être.

Comédie musicale pour gangster trans

Difficile de définir exactement ce film, qui tire à la fois vers la telenovela de prestige, le portrait intime d’une transidentité sexuelle, la chronique politique et le film de gangsters. Mais il est certain qu'Emilia Perez est un effort de cinéma renversant, parce qu’il touche à tout ce qui fait un spectacle total. Du chant, de la danse, une intrigue romantique et de polar, et une esthétique pop et latine qui vient se marier à la noirceur naturaliste constituante du cinéma d’Audiard.

Sur ce sujet sérieux et traité au premier degré, on est donc surpris lorsque Rita, très tôt, se met à chanter et danser la plaidoirie qu'elle prépare en défense d'un assassin. Un soupçon de crainte pointe mais, sur la musique de Camille et du compositeur Clément Ducol, ces séquences musicales se révèlent vite convaincantes. Toujours sincères, et comme dans La La Land se souciant peu de la qualité vocale des chants, certains de ces morceaux sont particulièrement aboutis et très émouvants.

Une immense performance

L’actrice Karla Sofia Gascon incarne d'abord un homme terrifiant, en apparence modèle parfait d’une masculinité violente et toute-puissante, mais qui se rêve femme depuis toujours. Se faisant passer pour mort, la femme qu’il devient est épanouie, solidaire, aimante et heureuse. Devenue sa propre antithèse - Emilia œuvre pour retrouver les corps disparus des victimes du narcotrafic, l’homme et surtout le père qu’elle a été n’a cependant pas entièrement disparu.

En effet, après plusieurs années d'une nouvelle vie passée loin du Mexique, le désir de retrouver ses deux enfants est trop fort. Elle revient donc au Mexique et se fait passer pour leur tante, les installant sous son toit avec leur mère, son ex-épouse (Selena Gomez).

La double performance de Karla Sofia Gascon est solaire, fascinante, et offre des émotions précieuses. L’écriture du personnage comme son interprétation, au moins, devrait logiquement être primée. Autour d’elle, Zoe Saldana, "faux" personnage principal puisque c’est par elle que l’on découvre et explore Emilia Perez, incarne l’avocate qui accepte d'aider Emilia à faire sa transition, pour des raisons financières, puis qui devient sa meilleure amie. Dans un rôle plus secondaire, celui de l'épouse de "Manitas", Selena Gomez joue plutôt bien sa partition, sans que ses compétences de chanteuse ne soient plus sollicitées que chez les autres.

"Regarde les femmes s'élever"

Il faudra y retourner, revoir Emilia Perez et le mettre en perspective, parce qu'Audiard se réinvente sans se renier avec une idée brillante mais complexe. Cinéaste de destins masculins et de paternités réelles ou symboliques écrasantes, celui qui "regarde les hommes tomber" depuis 1994 pousse son idée au maximum et la dépasse pour la sublimer. Il raconte en effet le refus du destin violent tragique d'un homme par sa renaissance en femme, et propose dans le même temps le devenir, "l'après" de son propre cinéma.

À se demander comment Jacques Audiard pouvait innover, offrir plus que ses portraits d'hommes écrasés sans pour autant oublier ceux-là, Emilia Perez est ainsi la réponse parfaite, film d'un très très haut niveau et jusque-là le meilleur de la compétition cannoise 2024.

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