À CANNES, LE SONGE D’UNE NUIT DE MOUSSON

Décidément, les films se suivent et ne se ressemblent pas au sein d’une compétition cannoise éclectique… et inégale. Après une journée marquée par trois propositions diversement décevantes de Christophe Honoré, Paolo Sorrentino et Sean Baker, quel bonheur ce fut de découvrir celle, parfaitement maîtrisée, de Miguel Gomes : Grand Tour. En l’occurrence, le cinéaste portugais revisite certains thèmes et procédés de son succès festivalier Tabou, paru il y a une douzaine d’années. Entre réflexion postcoloniale et rêverie cinématographique, l’ancien critique nous fait voyager à travers différents pays du continent asiatique, d’où le titre, en 1917-1918.

Filmé dans un noir et blanc surexposé au rendu un peu crayeux, pour un fini vieilli, le film alterne reconstitutions d’époques au côté bricolé assumé et images actuelles. L’intrigue se déploie indifféremment, fluidement, dans cette espèce d’intemporalité, de « temps suspendu ».

Le temps qui, pour le compte, est l’un des thèmes centraux du film.

En apparence, Grand Tour conte, en deux temps (tiens), pour autant de points de vue, une drôle d’histoire d’amour. On rencontre d’abord Edward, un fonctionnaire colonial anglais en poste à Mandalay. Venu à Rangoon par bateau, en pleine mousson, il quitte la ville en train de manière précipitée.

C’est qu’Edward fuit sa fiancée des sept dernières années, Molly, qui elle le poursuit de ses télégrammes — c’était avant les textos, avant que l’on « ghoste » les gens.

S’ensuivent des péripéties singulières, étranges… Un peu comme si on était plongé dans un rêve fiévreux.

Puis, voici qu’on revient en arrière, à Rangoon, où Molly arrive une heure après le départ d’Edward. Illico, elle se lance à ses trousses, déterminée, et convaincue que ses dérobades sont le fruit d’obligations professionnelles.

Succession de curieux rebondissements, prise deux. Et le rêve fiévreux de se muer en cauchemar brumeux…

S’abandonner au film

Que comprendre à cette oeuvre cérébrale mais ludique, rigoureuse mais non dénuée d’humour ? Un début de réponse réside dans l’une des scènes, campée dans un monastère où Edward s’est réfugié. Un moine lui recommande alors de « s’abandonner au monde » plutôt que d’essayer de le comprendre, justement. Une ingénieuse pirouette invitant à « s’abandonner au film »…

À cet égard, si Miguel Gomes se réclame ouvertement de Friedrich Wilhelm Murnau (voir notamment Tabu, de 1931) sur le plan de la forme, on reconnaît chez lui l’intelligence facétieuse d’un Raúl Ruiz (voir entre autres L’hypothèse du tableau volé), en ce qui a trait au fond.

Énigmatique, littéraire, poétique, voire mystique vers la fin, Grand Tour est porté par une trame musicale conjuguant elle aussi l’ancien et le plus moderne, entre compositeurs classiques, chansons immortelles (My Way, par Sinatra) et chants traditionnels… Que de l’intemporel, en somme (on revient toujours au thème du temps).

À ce propos, lors d’une scène entre Edward et l’homme qui l’a secouru dans la jungle, ce dernier lui apprend que la chanson dont leur parvient la rumeur diffuse s’intitule Passion sans fin dans ce village-ci, et Tristesse infinie dans le voisin.

Il en va de même pour le film : le segment avec Molly représentant la passion, et celui avec Edward, la tristesse, jusqu’à la subtile fusion des deux, lors d’un dénouement transcendant. En cette occasion, Gomes brise momentanément le quatrième mur avant de replonger dans l’illusion cinématographique.

À l’épreuve du temps

Obnubilés par leur fuite et leur poursuite, respectivement, Edward et Molly sont aveugles et sourds au fait que la machine coloniale s’enraye : ici, on évoque des « troubles » dans une ville, là, la déroute prochaine de l’occupant…

Sur ce plan, le cinéaste revient au parti pris de son précédent Tabou. À Filmmaker Magazine, Miguel Gomes expliquait à l’époque : « [Les personnages] chantent des chansons d’amour. Ils semblent complètement ignorer ce qui s’en vient : l’empire colonial va s’effondrer. C’est ainsi que j’ai traité cette question du colonialisme. Ils n’ont rien vu venir. »

Gomes pourrait formuler un énoncé similaire au sujet de Grand Tour.

En définitive, ces fiançailles contrariées ne sont donc que le proverbial arbre qui cache la forêt. En effet, au bout du compte, cet imbroglio amoureux « occidental » s’avère illusoire à mesure que les contrées, moeurs et traditions « orientales » en toile de fond, se révèlent dans toute leur pérennité, bien que celle-ci eût été menacée par les empires coloniaux.

D’où ces segments contemporains que Gomes insère ponctuellement, montrant théâtres de marionnettes et de silhouettes : formes augustes mais bien vivantes de divertissement. Le temps passe, les régimes politiques aussi, mais avec un peu de chance et beaucoup de résilience, la culture demeure, l’expression artistique demeure. Et le cinéma également, murmure Miguel Gomes par-delà l’écran.

François Lévesque est à Cannes à l’invitation du Festival et grâce au soutien de Téléfilm Canada.

2024-05-22T22:48:43Z dg43tfdfdgfd