UNE VIE EN TRIO

La salle Bourgie accueille mercredi le Trio Wanderer, le plus grand trio en activité, dans l’un des chefs-d’oeuvre absolus du genre : l’Opus 100 de Schubert. Le Devoir a voulu discuter avec son pianiste, Vincent Coq, de la vie de musicien au sein d’un tel groupe et de la manière d’entretenir la flamme après 37 ans de vie musicale commune.

« L’important, dans un groupe de musique de chambre, comme dans tout groupe humain, c’est de respecter l’espace de chacun. Entrer en musique de chambre, ce n’est pas entrer en religion ; il ne faut pas s’enfermer dans quelque chose qui deviendrait étouffant. Il est très important de pouvoir faire d’autres choses ailleurs : enseigner, jouer avec d’autres. Bref, de garder un espace de liberté », nous dit Vincent Coq.

 

Références

Lorsqu’on écoute, parution après parution, le Trio Wanderer, on a l’impression d’entendre des musiciens d’une telle intimité qu’ils connaissent et peuvent anticiper au millimètre près les réactions des uns et des autres.

L’existence du Trio Wanderer, qui jouera mercredi à la salle Bourgie le Trio opus 63 de Schumann, Tristia de Liszt et le Trio opus 100 de Schubert, est une bénédiction pour les discophiles, qui peuvent se référer quasiment les yeux fermés à chacune de ses parutions. On pense, ces dernières années, à la succession des disques Dvořák (Trios op. 65 et 90) en 2017 ; Haydn en 2018 ; au fabuleux CD des deux trios de Rachmaninov en 2019 ; au Quintette de Chostakovitch en 2020, à l’album Schumann (Trios, Quatuor et Quintette avec piano) en 2021, puis au Franck de 2023, couplé au Quintette avec piano de Vierne.

Il est très rare de trouver des musiciens aussi implacablement référentiels. On pense ici aux pianistes Benjamin Grosvenor, Sergeï Babayan ou Arcadi Volodos, aux projets discographiques des Musiciens de Saint-Julien et François Lazarevich ou au Quatuor Takács.

Pour le Trio Wanderer, « aucun mode d’emploi », aucune règle ou aucune recette. Mais une idée en tête : « La routine tue. » « Un quatuor demande certes plus de répétitions pour des choses plus techniques, la justesse par exemple. Mais répéter tous les jours de telle heure à telle heure, sans objectif, juste pour répéter, est terrible. Quand on travaille, il faut savoir pourquoi. Je me méfie de la routine qui fait qu’on ne sait plus pourquoi on est là », analyse Vincent Coq.

« Quand on est jeune, on a du répertoire à monter, ce qui demande beaucoup de temps de répétition. Nous voyons ce que nous avons à jouer et, en fonction, nous organisons nos répétitions. » Mais pas question de ressasser, pour le principe, le Trio op. 100, joué « des centaines de fois ». Le groupe se contente de revoir des points essentiels ou d’infléchir le cours de recoins particuliers.

« La semaine prochaine, nous allons reprendre le Trio de Charles Ives que nous n’avons pas touché depuis 25 ans. Ça va être comme une découverte. Mais là aussi, et c’est une particularité par rapport au quatuor, si chacun arrive avec un travail abouti sur sa partie, ça ira très vite. Les réflexes de travail sont des choses intégrées », nous avoue le pianiste.

C’est là un précepte de base enseigné par Vincent Coq à ses étudiants : « La musique de chambre, c’est un travail personnel. Le travail ensemble est une récompense. Mais il faut que chacun sache où va l’oeuvre, de quoi ça parle, monter sa partie instrumentale et savoir ce que font les autres. »

Vincent Coq enseigne la musique de chambre à la Haute École de musique de Lausanne. Ses collègues, Jean-Marc Phillips-Varjabédian et Raphaël Pidoux, professent au Conservatoire national supérieur de musique de Paris, respectivement en violon et en violoncelle. Les activités pédagogiques de ses membres n’ont jamais empêché le rayonnement du trio. « On n’a jamais annulé un concert pour ça. » De plus, précise le pianiste, « dès qu’il y a une tournée, c’est prévisible à l’avance et ce n’est pas complexe de faire des plannings ».

Périls

Même si le Trio Wanderer jouit d’une grande reconnaissance internationale, grâce à ses 37 années d’existence (8 avec Guillaume Sutre au violon et 29 avec son remplaçant, Jean-Marc Phillips-Varjabédian) et de nombreux enregistrements, la vie d’un ensemble chambriste de pointe n’est pas celle d’un soliste vedette ou d’un chanteur célèbre. « Nous ne pouvons pas nous comparer : les cachets sont moins importants, mais pas les frais. »

Et un fossé se creuse. « Je me souviens de Franco Gulli, violoniste du Trio Italiano d’Archi, qui me parlait de tournées de 30 concerts en Allemagne dans les années 1960, parce qu’il y avait moyen de donner un concert à tous les 30 kilomètres. Tout cela, c’est fini. C’est devenu très compliqué de faire des tournées », analyse Vincent Coq.

Certaines sont complexes en raison du casse-tête administratif, comme aux États-Unis, d’autres parce qu’il est difficile de trouver à enchaîner les concerts. « On fait donc plein d’allers-retours, ce qui n’est idéal, ni écologiquement ni économiquement. En Europe, ce n’est pas si grave. Mais, l’an passé, nous sommes allés à Séoul pour un seul concert et ce n’était pas la première fois ! Dans l’absolu, c’est un peu idiot, mais c’est important pour nous. »

Une prochaine tournée en Chine et au Japon avec huit ou neuf concerts affiche un profil plus raisonnable. Mais, de manière générale, « le nombre potentiel de concerts a baissé ». « En Europe, ce sont deux ou trois concerts, pas comme pour un soliste, qui va faire une série d’un concerto », nous dit le pianiste, qui regrette d’avoir dû refuser un concert isolé à Brême où le groupe risquait carrément de devoir, au final, mettre la main à la poche. « Et il y a des pays naufragés économiquement, comme l’Italie où l’Espagne, qui ont vu disparaître bien des saisons de concerts », conclut Vincent Coq en résumant que « l’économie, en musique de chambre, est vraiment le nerf de la guerre ».

Le pianiste se fait donc bien du souci pour les jeunes ensembles, car « il y a un moment où il faut bien vivre ». « Il faut vraiment avoir la volonté de continuer. Beaucoup de groupes changent de formation au cours de leur histoire. Mais là, ça se passe au bout d’un an ! » raconte le professeur, qui voit nombre de groupes rattrapés par les réalités économiques.

Soucis et limites

On peut s’étonner de voir que la tournée est accompagnée par la réédition d’un enregistrement des trios de Schubert vieux de 24 ans. « Nous n’avons pas parlé de les refaire », avoue le pianiste du Trio Wanderer, qui se satisfait du rythme d’un disque par an. « Les trios de Schubert sur CD, c’est la photo de ce que nous faisions il y a 25 ans. Évidemment, nous avons évolué. Mais les maisons de disque ont des soucis économiques majeurs au niveau des productions et aucune n’y échappe. Nous sommes privilégiés, car nous avons toujours réalisé des enregistrements dans d’excellentes conditions. Nous discutons souvent de répertoire avec Harmonia Mundi et n’avons jamais vraiment évoqué l’idée de réenregistrer des répertoires, sauf pour le Trio de Ravel, parce que ce sera l’anniversaire Ravel en 2025 et qu’il sera entouré de choses nouvelles. »

Et si I Musici ou Les Violons du Roy demandaient au très raffiné pianiste de venir jouer un concerto de Mozart avec eux, serait-il flatté ? « Je dirais non. Je ne joue pas seul, parce que je ne suis pas attiré par cela. Je ne me sens pas psychologiquement armé ; je n’ai pas envie de ça », nous répond Vincent Coq avec grande franchise. « J’ai envie de faire ce que j’aime vraiment. Je n’ai aucune attirance pour m’exposer seul sur scène : ça m’angoisse plus qu’autre chose et je suis très heureux comme ça ! »

Lorsqu’on lui fait remarquer qu’en tant que pianiste de trio, il est aussi subtil et fascinant que Menahem Pressler (1923-2023), le légendaire pianiste du Beaux Arts Trio, qui, lui, ne rechignait pas à l’exercice du solo et refusait même de s’arrêter, Vincent Coq s’en amuse beaucoup : « Pressler avait besoin de la scène. S’il avait pu jouer 350 concerts par an, il l’aurait fait. S’il était à Florence avec un jour de libre, il ne serait pas allé visiter le musée des Offices ; mais aurait plutôt pris ce temps-là pour déprimer dans son coin de ne pas avoir de concert ce jour-là ! Il était presque juvénile dans son appétit. Ce sont des choix de vie. »

2024-04-20T04:11:42Z dg43tfdfdgfd