MUSIQUE CLASSIQUE - JOSEF KRIPS, MUSICIEN DE COEUR ET AMI DE MONTRéAL

À l’occasion du 50e anniversaire de la disparition du chef autrichien Josef Krips, en octobre 1974, Universal Australie publie en deux coffrets Decca Eloquence le legs largement oublié de celui qui avait titré son autobiographie Pas de musique sans amour. On a non seulement un peu négligé la mémoire de Josef Krips, par rapport à des chefs tels Karl Böhm, Eugen Jochum ou Bruno Walter, mais on a aussi oublié à quel point il appréciait Montréal.

Il y a 35 ans, quelques années après la naissance du disque compact et l’arrivée des premières séries de rééditions économiques, Josef Krips était un symbole de l’élégance mozartienne. On redécouvrait, comme une sorte de référence, ses enregistrements tardifs (1972-1973) des grandes symphonies de Mozart avec l’Orchestre du Concertgebouw d’Amsterdam, son testament discographique.

Destinée variable

Notre propre enthousiasme de jeune critique nous valut une citation dans la version française de l’autobiographie de Krips, Pas de musique sans amour, parue à l’occasion du 25e anniversaire de sa mort aux Éditions Saint-Augustin : « La lisibilité, la douceur, la tranquillité résonnent à nos oreilles comme nulle part ailleurs, avec une perfection architecturale, un sens de l’équilibre qui nous paraissent naturellement évidents. Si l’on devait donner un sous-titre à cette collection, on parlerait sans doute de “sens de la lumière”. De cette clarté architecturale et sonore naît notre envie d’y revenir souvent. »

D’autres rééditions ont montré depuis que Rudolf Kempe, Otto Klemperer, parfois, ainsi que Karl Böhm, dans son disque de la fin des années 1950 avec le même Orchestre du Concertgebouw, partageaient avec Krips cette lumière, la mise en évidence des bois et la fluidité naturelle des tempos face aux versions plus pesantes ou obstruées par les cordes qui avaient cours à l’époque.

L’intérêt des acheteurs, dès les années 1990, se tournant exclusivement vers les enregistrements sur instruments anciens dans Mozart, Krips est retombé dans l’oubli. Aussi, il y a une vingtaine d’années, son nom n’était presque plus associé qu’à une chose : une intégrale des symphonies de Beethoven avec l’Orchestre symphonique de Londres que l’on trouvait à 10 dollars chez Dollarama et autres magasins du genre. Gravée sur bandes 35 mm pour Everest et licenciée tous azimuts, elle ne rend pas justice à ce chef.

Désormais, en tapant Josef Krips sur Google, on tombe sur une fiche avec l’indication « Album » (au singulier !) : Don Giovanni. D’un côté, c’est justice, car cela reconnecte Krips et Mozart et souligne l’intemporalité de l’un de ses plus grands enregistrements : le légendaire Don Giovanni avec l’immense Cesare Siepi dans le rôle-titre. L’enregistrement, qui figure dans le 2e coffret de ces rééditions, est historique dans tous les sens du terme. Gravé en juin 1955, ce Don Giovanni fut l’une des premières stéréos des ingénieurs de Decca. On soulignera à cet égard que Decca enregistra ainsi, dans les années 1950, deux opéras mozartiens pour l’Histoire : Les noces de Figaro dirigées par Erich Kleiber et ce Don Giovanni. Un peu en retrait le Cosi, confié à Karl Böhm, et L’enlèvement au sérail, aussi dirigé par Krips inclus dans le 1er de ces deux coffrets.

Lettre à Trudeau

Avec un coffret de 22 CD regroupant les enregistrements de la période 1947-1955 et un coffret de 21 CD des années 1955 à 1973, Eloquence Australie ouvre des perspectives inattendues sur le legs de ce chef.

Résumons : il y a 40 ans, Krips était une autorité mozartienne ; il y a 20 ans, il fournissait du Beethoven au rabais et aujourd’hui, on s’aperçoit qu’il a enregistré une 4e de Beethoven titanesque à Amsterdam en 1953 (coffret I), que son legs monophonique avec l’Orchestre symphonique de Londres est aussi pléthorique que méconnu et qu’il a gravé une splendide 5e Symphonie de Tchaïkovski avec le Philharmonique de Vienne en 1958 (coffret II) !

La présentation de ces coffrets nous donne une rapide occasion de répondre à une fréquente sollicitation de lecteurs : où se procurer des disques lorsque l’enseigne bien connue d’ici ne satisfait pas à la demande ? La réponse implique la mise en concurrence de sources en ligne de divers pays : le géant bien connu de la vente en ligne, ici ou ailleurs, certes, mais aussi des enseignes classiques spécialisées, ou généralistes très efficaces, telles Presto au Royaume-Uni, JPC en Allemagne, HMV au Japon, Buywell en Australie et Arkiv aux États-Unis. Dans un premier temps locales (surtout accessibles chez Buywell), les parutions Eloquence ont, depuis plus d’une décennie, de par leur intérêt, attiré l’attention de toutes les enseignes sérieuses qui les distribuent désormais.

Nous intéresser à Josef Krips, c’est aussi rappeler le vrai attachement qu’il avait pour Montréal. « En février 1953 arriva donc mon début en Amérique. Ce fut à Montréal. L’orchestre ne comptait pas encore parmi les meilleurs. Et pourtant j’y trouvais un grand enthousiasme, non seulement dans le public, mais aussi chez les musiciens. Je comprends pourquoi d’autres chefs invités comme Monteux, Munch ou Klemperer croyaient à l’avenir de cet orchestre, au développement duquel Pierre Béique contribua d’une manière importante », écrit-il dans sa biographie.

L’avis de Béique sur Krips, dont le chef fait mention plus loin dans sa biographie, est fort intéressant : « Les cinq grands orchestres américains devraient tous vous prendre au moins six semaines au début de chaque saison. Comme cela, ils joueraient encore mieux ». Et Krips de se demander : « Donc ce n’était pas que pour les chanteurs que j’étais bon, mais aussi pour les orchestres. Quel est le mot correspondant à répétiteur ? J’y ai entendu pour la première fois l’expression “docteur pour orchestre”. C’est vrai ; un médecin, on le renvoie quand le malade est guéri ! »

Krips, un fidèle de l’OSM, inclut dans son ouvrage une lettre écrite à Pierre Elliott Trudeau en 1973 lorsque l’OSM était dans une mauvaise passe financière. On y lit : « La vraie musique […] n’est pas un divertissement, elle apporte élévation et consolation. Le Philharmonique de Vienne, nous l’appelons le coeur de la ville. En abandonnant son orchestre, Montréal perdrait son âme. »

Raretés

Le volume 1 des rééditions australiennes surprend par le nombre d’enregistrements monophoniques avec le Symphonique de Londres. Le calme pondéré du chef frappe dans Mozart, Haydn, Schubert. Rien n’est lourd, mais tout est posé, clairement articulé, architecturé. C’est bonhomme et cadré, mais pas pétillant. Krips le classique à Londres déçoit un peu.

Le dramatisme lui va mieux, et on y découvre un chef plus tendu qui opère par une sorte de « brassage » orchestral (Inachevée de Schubert ou 4e de Brahms en 1950, 4e de Schumann presque impatiente de 1952). Ce qui déçoit, çà et là, c’est la technique : les monophonies de Decca sont dynamiques, mais souvent assez opaques, manquant d’aération et d’éclat dans les fréquences aiguës, à moins que le rematriçage ait coupé cela. Les enregistrements vocaux (Elijah de Mendelssohn — en anglais — et Requiem de Mozart) ont mal vieilli.

Les deux coffrets documentent une oeuvre phare du répertoire que Krips dirigea d’ailleurs à Montréal : la 9e Symphonie de Schubert. Dans le 1er coffret, la version avec le Concertgebouw en 1952 est post-mozartienne. Dans le 2e coffret, la gravure londonienne de novembre 1958, nettement plus puissante, est (avec la 4e de Beethoven à Amsterdam en 1953 du coffret I) la plus grande révélation des deux boîtiers réunis.

Globalement, le 2e coffret (1955-1973) est la priorité, car les « tubes » de Krips (4e de Schumann, 9e de Schubert) sont réenregistrés en stéréo avec un Symphonique de Londres plus habitué à sa manière. Évidemment, avec 8 CD des Symphonies nos 21-41 de Mozart, plus le Don Giovanni, c’est aussi celui qui comporte le plus de documents connus. Les raretés sont une 1re de Brahms, la 5e de Tchaïkovski, un remarquable CD de valses de Vienne (comme dans le coffret I d’ailleurs) et les Symphonies nos 94 et 99 de Haydn à Vienne, ainsi que des Mozart en mono avec le Philharmonique d’Israël.

On y retrouve enfin cet inespéré Chant de la terre révélé il y a quelques années, moment unique associant Fritz Wunderlich et Dietrich Fischer-Dieskau à Vienne en 1964 lors d’un festival que le chef venait d’ouvrir avec la 8e Symphonie de Mahler. La passion et la cordialité de Josef Krips y étaient aussi importantes à documenter que les prestations vocales de ces légendes du chant. Krips toujours serviteur, toujours dans l’ombre…

2024-06-22T04:24:15Z dg43tfdfdgfd