LA FEMME DERRIèRE «LE TABLEAU»

La première fois que Michèle Lemieux a rencontré la reine Marie-Anne d’Autriche, c’était dans un livre. Elle a été bouleversée par la tristesse du regard de cette jeune femme qui avait son âge, lorsqu’elle avait été peinte, en 1652, par Diego Vélasquez.

Des décennies plus tard, Michèle Lemieux a réinterprété ce portrait à l’aide de l’écran aux 240 000 têtes d’épingles sur lequel elle fait du cinéma d’animation. Cela a donné Le tableau, le court métrage qu’elle présente aux 22es Sommets du cinéma d’animation, qui commencent le 6 mai à la Cinémathèque québécoise. Un film tout en ombres et en lumières, qu’on regarde comme on entre dans un musée, s’invitant dans les coulisses et les drames de la cour d’Espagne du XVIIe siècle.

C’est dans un studio de l’ONF que l’on peut voir le fameux écran d’épingles, l’un des très rares du monde, sur lequel elle travaille. Il a été conçu par Alexandre Alexeïeff, un Russe ayant fui la révolution bolchevique pour se réfugier en France, en 1917. C’est lui qui a inventé le dispositif avec sa conjointe, l’ingénieure Claire Parker, en 1930. Après avoir visité le couple, dans les années 1960, le cinéaste Norman McLaren convainc l’ONF d’acheter l’instrument, qu’on appelle l’écran Alexeïeff-Parker. Y travaillera ensuite Jacques Drouin, aujourd’hui décédé, ancien mentor de Michèle Lemieux.

Ici, aucune encre, aucun stylo n’est utilisé. C’est l’ombre des milliers d’épingles, projetée sur un écran blanc, qui crée les dessins. Avec des dizaines d’outils aux formes diverses, glanés au fil des ans, Michèle Lemieux crée de la profondeur ou du relief en poussant sur les têtes d’épingles pour faire jaillir la lumière. Pour tracer des motifs sur la collerette de Marie-Anne d’Autriche, elle a utilisé des petites roues de voitures d’enfants. Un motif étoilé a été créé avec le fond d’un bol à chips de l’ONF. « C’est du grand bricolage », dit-elle. Le résultat est saisissant.

Expérience muséale

Le tableau, c’est surtout une réflexion sur la peinture et l’expérience muséale. « J’avais 18 ou 19 ans lorsque je suis tombée sur une reproduction du portrait de Marie-Anne d’Autriche dans un livre où on ne voyait que son visage. Je regardais cette jeune femme, qui avait à peu près mon âge, et j’ai ressenti quelque chose dans son regard. C’est venu me chercher, peut-être à cause de ma propre tristesse, de celle qu’on peut avoir à 18 ans. Je me suis demandé : “Quel est ce miracle-là, qui fait qu’à 350 ans de distance, je regarde cette image-là, et ça me donne envie de pleurer ?”. J’ai eu l’impression de rencontrer quelqu’un. C’est de la peinture appliquée avec des pinceaux sur la toile. Et moi, je regarde ça, et je fonds en larmes. Je me suis dit que ce que je voulais, dans ma vie, c’était comprendre le rapport entre l’émotion et l’image. »

Entre-temps, Michèle Lemieux est devenue illustratrice et professeure à l’UQAM. Et son court métrage Le tableau était déjà bien entamé lorsqu’elle a finalement pu aller regarder le Vélasquez en vrai, dans les salles du musée du Prado, à Madrid, l’automne dernier. La reine Marie-Anne d’Autriche n’avait pas vieilli d’une ride.

Film sans paroles, Le tableau plonge dans l’intériorité de son personnage, dont la vocation principale était de donner un héritier à la couronne d’Espagne, malgré des générations de mariages consanguins. Marie-Anne d’Autriche elle-même avait épousé à 14 ans son oncle Philippe IV de 30 ans son aîné.

« À 18 ans, elle avait déjà donné naissance à un premier enfant. À partir de l’âge de 14 ans jusqu’à l’âge jusqu’à la mort de son mari, elle a eu des grossesses et a fait des fausses couches. Une seule fille va survivre jusqu’à l’âge de 21 ans. Et toujours dans l’esprit de conserver la dynastie, le pouvoir dans la famille, Marie-Anne d’Autriche va la marier à son propre frère à elle, qui est aussi un Habsbourg. » Cette fille aura sept enfants avant de mourir en couches. Marie-Anne d’Autriche aura aussi un fils, qui devient empereur à l’âge de 14 ans, mais qui ne pourra pas avoir d’enfants.

Dans le contexte, « les femmes servent à ça, donner un héritier de la famille à la couronne d’Espagne », dit Michèle Lemieux. À force de fréquentation, Michèle Lemieux estime être devenue intime avec Marie-Anne d’Autriche.

« Daniel Arasse, qui est un historien de l’art français, racontait que, lorsqu’on passe beaucoup de temps devant un tableau, à un moment donné, le tableau se lève et il vient vers nous. Ça, je l’ai déjà ressenti dans un musée », dit-elle. « Le tableau de Vélasquez, ça fait des années que je le regarde. Et je le regarde comme je regarde quelqu’un que je connais. » Elle en a même sondé la vie intérieure.

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