PIERRE POILIEVRE, LA VOIX DES COLS BLEUS?

On sent l’odeur du métal et de la soudure dès qu’on entre dans l’atelier de mécanique de Caron Équipement à Timmins, dans le Nord de l'Ontario. À droite, un mécanicien s’affaire à retaper le bloc moteur d’un bulldozer. À gauche, deux collègues sont en train de souder la pelle d’une rétrocaveuse.

Les travailleurs de cet atelier gagnent leur pain en réparant la machinerie lourde des industries minière et forestière. Des secteurs essentiels au développement économique et social de cette région de l'Ontario, et qui y influencent aussi la vie politique.

Toute la famille de mon père votait pour le NPD [Nouveau Parti démocratique], raconte un des travailleurs, Ron Pilon.

L’homme à tout faire a déjà été syndiqué. Mais plus maintenant.

Les syndicats sont encore forts, mais pas aussi importants que dans les années 1990 et 2000. Les habitudes de travail ont changé, les mentalités aussi. Les baby-boomers sont en train de prendre leur retraite, et là, c’est les jeunes qui rentrent, explique M. Pilon.

Nouvelle génération

Daniel Paquin, le chef mécanicien de Caron Équipement, est l'un de ces jeunes. Peu bavard, il affirme qu’il ne s’intéresse pas vraiment à la politique. C’est trop frustrant, explique-t-il.

Mais il confie qu’un politicien a quand même réussi à capter son attention : Pierre Poilievre.

Ce n’est pas nécessairement le contenu du discours conservateur qui intéresse Daniel, mais plutôt le style de communication du chef.

Je regarde les vidéos de Poilievre contre Trudeau sur TikTok. C’est drôle! C’est quasiment un comedy show. Il n’est pas gêné de dire ce qu’il pense de lui. Et Trudeau a toujours une réponse niaiseuse aux questions de Poilievre, décrit Daniel Paquin.

Le chef mécanicien affirme qu’habituellement, il ne va pas voter. Mais cette fois-ci, il pourrait exercer son droit démocratique.

Nouvelles mentalités

Dans l’atelier de mécanique, les conversations politiques tournent autour des dépenses arbitraires et hors de contrôle du gouvernement Trudeau, qui devrait cesser de payer pour le monde trop lâche pour aller travailler.

Certains évoquent le manque de logements à Timmins causé, disent-ils, par l’immigration massive. D’autres estiment qu’il faut mieux contrôler l’enseignement de l’idéologie transgenre dans les écoles et laisser les parents s’occuper de l’éducation sexuelle de leurs enfants.

Un discours qui, dans l'ensemble, ressemble beaucoup à celui de Pierre Poilievre et très peu à celui du chef du NPD, Jagmeet Singh.

On sent que le message social-démocrate du NPD, qui vise à soutenir les minorités et les plus vulnérables, ne cadre plus avec la façon de penser de nombreux ouvriers, à Timmins ou ailleurs au pays.

Le NPD affirme avoir soutiré des gains au gouvernement libéral minoritaire qui favorisent les travailleurs, comme la loi anti-briseur de grève, l’assurance dentaire et l’assurance médicaments.

Des avancées qui sont accueillies avec un haussement d’épaules par plusieurs cols bleus. Pour le mécanicien Daniel Laforêt, c’est une question de valeurs personnelles. Je suis en faveur de partager tout avec tout le monde, assure-t-il.

Dans l’usine, on sent également que l’entente entre le NPD et le Parti libéral pour maintenir le gouvernement minoritaire au pouvoir commence à perdre de son lustre.

Ça n’a pas de sens, croit Ron Pilon. Ce sont deux partis en descente qui essaient de s’agripper pour rester là. Je ne suis pas un gros fan de ça.

Une façon de voir les choses qui, selon lui, contribue à la baisse de popularité du NPD dans la circonscription de Timmins–Baie James. Le député sortant, Charlie Angus, en poste depuis près de 20 ans, a récemment annoncé qu’il ne sera pas candidat lors des prochaines élections.

Au total, six députés sortants du NPD qui ont annoncé leur départ de la vie politique dans des sièges clés pour les néo-démocrates, notamment en Colombie-Britannique ainsi que dans le sud-ouest et le nord de l’Ontario.

Des régions qui sont toutes fortement courtisées par le chef conservateur Pierre Poilievre.

Du sang neuf

Les conservateurs n’ont fait élire qu’un seul député à Timmins depuis la Seconde Guerre mondiale. Pierre Poilievre tente de convaincre les ouvriers et les syndiqués de mettre fin à cette séquence perdante. Un de ses arguments de taille réside peut-être à Queen’s Park, siège de l'Assemblée législative de l’Ontario.

Le gouvernement Ford a réussi à faire élire un conservateur dans Timmins–Baie James en 2022, pour la première fois en 32 ans. C’est le canari dans la mine, selon Marc Caron, le propriétaire de Caron Équipement.

Depuis qu’on a un ministre dans la région, les gens voient que c’est bien mieux que d’être dans l’opposition, selon lui.

Marc Caron aime ce qu’il voit chez Pierre Poilievre, surtout son style combatif. Je suis content de voir qu’il est agressif. Il parle des droits de chasse et de pêche. C’est une grosse chose de soutenir notre façon de vivre dans le nord.

L’homme d’affaires apprécie aussi son discours de prudence fiscale, même si l’avenir de nombreux programmes du gouvernement pourrait être menacé.

J’ai peur de voir un avenir où mes enfants vont payer le prix pour des dettes, un gros montant pour des dépenses pour lesquelles ils ne sont pas responsables, dit M. Caron.

Convertir l’orange en bleu

Une anxiété ressentie à Timmins. Malgré un récent boom minier dans la région, le centre-ville peine à reprendre de sa vitalité. Manque de logements, itinérance, consommation d’opioïdes; des problèmes ressentis dans de nombreuses régions ouvrières au pays, sur lesquels mise Pierre Poilievre.

Pierre Poilievre a visité Timmins quatre fois en moins d’un an pour courtiser le vote ouvrier et syndical. Il flaire une occasion à saisir avec le départ du député sortant, Charlie Angus, qu’il accuse d’avoir trahi les gens de Timmins et du Nord de l’Ontario, scandait-il lors de son dernier passage en janvier.

Un message que le chef conservateur répète dans des dizaines de rassemblements en Colombie-Britannique ainsi que dans le Sud-Ouest et le Nord de l’Ontario depuis un an. Dans ces régions, il espère ravir une dizaine de sièges au NPD, dans le but d’agrandir la tente bleue afin de créer une nouvelle coalition politique.

Dans un discours devant le congrès des Syndicats des métiers de la construction du Canada, la semaine dernière, à Gatineau, Pierre Poilievre a déclaré que la classe ouvrière est maintenant pauvre, blâmant du même souffle les politiques du NPD et des libéraux.

Une déclaration qui a été accueillie par le silence des délégués syndicaux présents.

Réplique des syndicats

La présidente du Congrès du travail du Canada a déclaré en avril dernier que le rapprochement que tente Pierre Poilievre auprès des ouvriers est une fraude.

Nous devons faire tout ce qui est en notre pouvoir pour dénoncer l'escroquerie de M. Pierre Poilievre, a lancé Béa Burke.

À Timmins, dans une microbrasserie du coin, le conseiller syndical et ex-député provincial néo-démocrate Gilles Bisson en rajoute. M. Poilievre, c’est comme un grand ballon bleu. Il y a bien de l’air dedans, mais il n’y a rien à l’intérieur.

Cependant, l'ex-député du NPD reconnaît que la stratégie de Pierre Poilievre semble fonctionner. Au fédéral, il y a possiblement une vague bleue qui s’en vient dans le Nord de l'Ontario, prédit-il.

Gilles Bisson a lui-même été victime de ce vent de changement. Il a été député du NPD à Queen’s Park pendant 32 ans, avant d’être battu par un conservateur. Il craint que l’histoire se répète.

Il y a du monde, des travailleurs qui vont voter conservateur, sans aucun doute. Ils sont fâchés contre M. Trudeau. Et M. Singh en souffre dans des circonscriptions comme Timmins, selon lui.

Certains clients de la microbrasserie partagent ses préoccupations. J’ai particulièrement peur d’un virage à droite dans le Nord de l’Ontario, confie Marie Lebel, professeure à l’Université de Hearst.

Le climat change, il y a beaucoup de mécontentement quand on regarde les médias sociaux des communautés du nord ontarien, dit-elle.

Un autre client, Andrew, demeure sceptique devant le discours de Pierre Poilievre. Il parle des enjeux qui touchent les gens, mais seulement pour les rendre en colère, dit-il. C’est un politicien de carrière qui dit des choses pour se faire élire.

Mais il reconnaît que l’appui envers le NPD dans le nord ontarien semble s’amenuiser, et que l’étoile de Justin Trudeau a beaucoup pâli.

Si le premier ministre laissait sa place à quelqu’un d’autre, est-ce que ça serait différent?, se demande-t-il. Peut-être.

Ce qui semble clair, c’est qu’un vent de changement semble prendre de la vigueur dans la région et dans plusieurs circonscriptions clés où le NPD et les conservateurs se font la lutte. La stratégie conservatrice menace le NPD, alors que dans les régions ouvrières du pays se dessinent peut-être de nouvelles allégeances.

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