«VERNON SUBUTEX» ET SES PERDANTS MAGNIFIQUES

Après la télévision et la bande dessinée, c’est au tour du théâtre de s’intéresser à la fabuleuse trilogie romanesque de Virginie Despentes publiée chez Grasset entre 2015 et 2017.

Sans le soutien du Conseil des arts du Canada, un manque de financement qui a failli occasionner l’annulation du spectacle, la metteuse en scène Angela Konrad présente en ce moment à l’Usine C, la maison qu’elle dirige avec toute la ferveur qu’on lui connaît, l’intégrale de son irrésistible Vernon Subutex, une traversée de sept heures (y compris deux entractes) qui fera date, sans l’ombre d’un doute.

À partir d’un seul et même décor, un grand appartement tout blanc dont le mur du fond est entièrement recouvert de projections photo et vidéo, on évoque de manière très convaincante les lieux multiples et variés que visite Vernon Subutex, ange déchu, ancien disquaire maintenant sans domicile fixe. Ses incessantes pérégrinations l’entraînent aux quatre coins de Paris, dans des demeures cossues et des piaules décaties, des bars bobos et des cafés sympas, des ruelles sales et des parcs luxuriants.

Ponctuée de monologues qui permettent à une vingtaine de perdants magnifiques de se livrer au public en toute transparence, mais aussi de voix hors champ, de textos échangés et de paragraphes donnés à lire, la représentation est un tissu de péripéties rocambolesques qui provoquent le rire et serrent le coeur.

Paradis perdu

Il faut reconnaître que la première partie, créée en 2022, couronnée par l’Association québécoise des critiques de théâtre, est plus palpitante que la seconde, qui contient tout de même plusieurs moments magiques.

Ce que cette version intégrale permet surtout d’apprécier, c’est la richesse de la fresque élaborée par Despentes. Réécriture radicale du Nouveau Testament, troublante évocation du paradis perdu, les aventures de Vernon et de ses disciples interrogent notamment le capitalisme, la phallocratie, le racisme et le terrorisme, mais sans jamais cesser de célébrer l’amour, la sexualité, l’art et la solidarité. En prenant pour fil rouge le passage sur terre d’Alex Bleach, un chanteur populaire mort d’une surdose dans la baignoire d’un hôtel miteux, l’autrice synthétise brillamment la disparition des repères et des idéaux, le désenchantement des membres de la génération X face aux bouleversements des paradigmes, mais aussi les terribles paradoxes de sa société, la vertigineuse complexité de son époque.

Ce que les neuf interprètes accomplissent tient du tour de force. Les changements de costumes et de perruques représentent à eux seuls un défi de taille. Dans le rôle principal, qui est souvent un faire-valoir pour les autres protagonistes, hauts en couleur, vous l’aurez compris, David Boutin fait preuve de toute l’humilité nécessaire. Son Vernon est aussi détestable qu’attachant, franchement médiocre et pourtant charismatique. Autour de lui, Paul Ahmarani, Samuël Côté, Philippe Cousineau, Blanche-Alice Plante et Mounia Zahzam sont d’une polyvalence remarquable. Mais les vraies étoiles de ce spectacle au long cours, ce sont Anne-Marie Cadieux, Violette Chauveau et Dominique Quesnel, trois grâces, trois actrices exceptionnelles, ici véritablement au sommet de leur art.

Ingénieuse, tirant profit de la largeur du plateau, orchestrant avec soin les entrées et les sorties, osant même à quelques reprises briser le quatrième mur, la mise en scène dépose cette comédie humaine sublime et grotesque dans un espace imaginaire qui n’est pas sans évoquer le cabaret.

Ce n’est pas d’hier que la créatrice utilise la musique avec pertinence, mais on atteint cette fois un paroxysme. De la cinquantaine de pièces que l’on peut entendre, toutes sont intimement liées à l’action et au propos. Dans ces moments, où le fond et la forme s’épousent, l’émotion est à son comble.

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