EDWARD NORTON : "JE NE VAIS PAS SUR UN PLATEAU COMME ON VA AU BUREAU"

En 1961, un jeune compositeur qui se fait appeler Bob Dylan débarque à New York pour rencontrer son idole hospitalisée, Woody Guthrie. Il fait la connaissance d'une autre de ses idoles, Pete Seeger, lequel le prend sous son aile et lui ouvre les portes de la scène folk new-yorkaise. La performance magnétique de Timothée Chalamet en Dylan dans Un Parfait inconnu ne doit pas occulter celle des autres comédiens, tous d'une justesse absolue. Dont Edward Norton, interprète de Seeger, chanteur folk humaniste (disparu en 2014 à 94 ans) dont l'engagement politique et les valeurs ont profondément marqué la société américaine. Presque incontournable au début des années 2000, Norton s'est fait discret depuis quelque temps. Le retrouver dans une telle réussite donnait envie de rencontrer ce héros si discret.

VSD. Quelle connaissance aviez-vous de Seeger ?

Edward Norton. J'ai l'impression qu'il m'a accompagné toute ma vie. Cela a commencé avec les disques qu'avait ma mère, pas ceux de Pete ceux mais des artistes qui ont interprété ses chansons : Peter, Paul & Mary, John Baez... J'étais gamin et à chaque fois qu'elle ramenait un disque à la maison, je passais un temps fou à m'imprégner de la pochette et lire les moindres crédits. Je voyais donc ce « Pete Seeger » de temps à temps. Et puis, il y avait les paroles. Mon père était un avocat spécialisé dans le droit à l'environnement, l'activisme de Seeger était évocateur pour lui. Les années où j'ai grandi, il était devenu moins un chanteur de chansons engagées qu'une figure tutélaire, une sorte de Gandalf dont j'entendais parler même lorsque j'ai débarqué à New York au début des années 1990. Il était un peu au Village new-yorkais ce que Serge Gainsbourg était à Paris, je pense, « le » type incontournable du milieu artistique.

Quand on aime un artiste, il faut se contenter de ce qu'il veut nous donner

Edward Norton
Photos : PictureLux/Starface - DR

Son engagement lui a occasionné pas mal de tracas avec l'administration américaine.

Il voulait avant tout, et au-delà de toute idéologie, unir le peuple. Comme il le disait lui-même, il chantait pour les mineurs comme pour les riches propriétaires terriens. Son idéal consistait à réunir deux personnes que tout opposait autour d'une table et de créer un dialogue. Le problème c'est qu'après-guerre, les États-Unis ont sombré dans la paranoïa anticommuniste avec un fond d'antisémitisme. Or Seeger s'inscrivait dans la filiation des pionniers de l'Amérique. Il était patriote, mais de manière positive. Il ne rejetait personne. Il a été menacé, condamné par la Commission des activités anti-américaines parce qu'il avait été membre du parti communiste américain. Mais il s'est toujours relevé pour s'établir comme une figure pacifiste.

Comment avez-vous abordé le personnage ?

(Il sourit) . Je n'aime pas entrer dans mes petits secrets. J'aurais l'impression d'être un magicien qui révèle son truc. Le plus important, c'est que le tour vous plaise, non ? C’est le problème de notre époque où on doit tout voir pour tout savoir. Quand on aime un artiste, il faut se contenter de ce qu’il veut nous donner. Comment Dylan est-il devenu cette sorte de génie hors du monde, quasi mystique ? En ne cédant rien aux médias et à leur obsession d’obtenir des réponses à leurs questions. Il estimait qu'on n'avait pas à savoir si Boots of spanish leather avait été écrite pour sa compagne d'alors. Parce qu'il voulait qu'en écoutant cette chanson, vous ne pensiez pas à sa copine mais à la vôtre. Et il avait raison ! Une chanson ne doit pas être expliquée, elle se ressent. Rien ne doit parasiter votre relation avec elle.

J'imagine que le processus de recherche pour interpréter un tel rôle doit être très enrichissant.

C'était dingue ! D'autant plus qu'avec Internet, j'avais accès à une foule d'archives au-delà de mon imagination. Entre 1965 et 1966, Seeger a animé une émission télé consacrée à la musique folkRainbow Quest. Pour les visionner, il y a vingt ans, j'aurais dû passer des journées entières au musée du cinéma de New York et demander l'accès à chacun des vingt épisodes du show. Avec YouTube, j'ai pu les regarder en prenant mon petit déjeuner ! L'accès à cette montagne d'archives rend le travail plus facile mais surtout l'approfondit. C'est un moment béni ! Le seul problème, c'est qu'Internet est un puits sans fond. Pour peu que la période te passionne, tu y restes des heures !

Les stars d’aujourd’hui ont tendance à nous saturer d’images sur leurs réseaux sociaux. Il ne s’agit plus de performance artistique mais de montrer tout en la contrôlant son intimité. Thimothée Chalamet en fait partie. 

Oui, sur ce sujet, nous ne sommes clairement pas de la même génération ! Je trouve que ce besoin de transparence a tendance à interférer avec leur art. On en revient à Dylan : il faut faire attention à ne pas trop en dire ou en faire. L’art doit préserver une part de son mystère. Sinon, il touche moins les gens. 

J'ai deux enfants en bas âge et j'ai envie de les voir grandir

Edward Norton

Comme Dylan à l'époque, Chalamet subit actuellement sa notoriété. En avez-vous parlé avec lui ?

Je pense qu'interpréter un tel personnage l'a amené à reconsidérer son appréhension de la célébrité. Quand on devient célèbre aussi vite que lui, le plus difficile reste de prendre du recul et d'oser résister au système qui se nourrit de vous. Dans la pop culture, je ne vois que deux artistes qui ont toujours suivi leur instinct sans jamais se soucier de savoir s'ils allaient être compris par le public ou pas : Dylan et Miles Davis. Ces deux-là n'ont jamais cherché l'approbation de quiconque. Timothée le dit lui-même : il se rend compte qu'il a jusqu'ici été, selon ses mots, « un humble serviteur du système ». Il a commencé très jeune, il a appris à être obéissant. Le reconnaître, c'est déjà penser à changer le cours des choses.

Hormis vos participations aux films de Wes Anderson, vous vous faites de plus en plus rare sur les écrans.

Ce n'est pas une question d'enthousiasme ou de perte d'intérêt pour le cinéma. Quand je me retrouve dans un projet comme celui-ci, je me dis que je ne peux rêver mieux professionnellement parlant. Mais je ne veux pas avoir le sentiment de travailler dans une entreprise, si vous voyez ce que je veux dire. Je ne vais pas sur un plateau comme on va au bureau. J'ai besoin d'être transcendé par le projet, de préserver cette relation particulière avec le cinéma où je suis à l'écoute de mes envies, de mes inspirations. Et puis, je n'ai plus 30 ans (il en a 55, NDLR). J'ai deux enfants en bas âge et j'ai envie de les voir grandir. Nombre de mes amis acteurs se retrouvent avec des gamins adultes et ils ont l'impression qu'ils ne les ont pas vus. Un rôle qui te passe sous le nez, tu pourras toujours en trouver un autre. Mais tes enfants…

2025-04-28T15:06:06Z